L’action climatique multilatérale est la seule voie possible

Notre monde se situe à une croisée des chemins. Les effets dévastateurs du réchauffement climatique sont de plus en plus évidents, et la crise s’aggrave. Pour l’atténuer, il est impératif de réduire d’urgence les émissions mondiales de gaz à effet de serre. Si nous n’agissons pas maintenant, le tribut humain et économique s’alourdira.

 

La Conférence des Nations Unies sur les changements climatiques (COP29) qui se tient à Bakou, en Azerbaïdjan, offre l’opportunité unique d’une action collective efficace. Dans un contexte de fortes tensions géopolitiques et d’incertitude mondiale, la COP29 constituera la mise à l’épreuve du système multilatéral sur lequel repose la capacité de l’humanité à surmonter cette menace existentielle.

Les bases de l’action coordonnée ont été posées à Rio de Janeiro en 1992, avec la création de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC), qui a instauré la Conférence des Parties (COP) annuelle afin de promouvoir des solutions basées sur le consensus. La philosophie était simple : le changement climatique étant un problème mondial, sa résolution nécessite une approche collaborative.

La CCNUCC favorise la coopération entre les petits pays et les superpuissances, permet aux organisations de la société civile de dialoguer directement avec les gouvernements, et facilite les transferts de technologie transfrontaliers. Peut-être plus important encore, elle fournit un cadre pour l’action collective, dans lequel les efforts de chaque pays encouragent les autres à intensifier leurs propres actions.

Bien que le Protocole de Kyoto de 1997 ait fixé des objectifs de réduction des émissions pour les économies développées, il est rapidement devenu évident qu’il fallait accomplir davantage. C’est la raison pour laquelle les pays développés se sont engagés en 2009 à mobiliser 100 milliards $ chaque année jusqu’en 2020 pour soutenir les politiques climatiques des pays en voie de développement.

L’accord sur le climat conclu à Paris en 2015 a marqué un tournant, en fixant l’objectif consistant à limiter le réchauffement climatique à 1,5°C au-dessus des niveaux préindustriels, et à faire en sorte qu’il demeure bien inférieur à 2°C. Pour qu’un suivi des avancées soit possible, l’accord a mis en place un système de contributions déterminées au niveau national (CDN), dans lequel chaque pays définit ses plans de réduction des émissions. Des audits mondiaux ont lieu périodiquement afin d’évaluer si les pays sont en bonne voie pour honorer leurs engagements climatiques.

Malheureusement, le premier audit mondial, publié avant la COP28 de Dubaï l’an dernier, a révélé que nous étions encore loin de respecter ces objectifs climatiques. L’audit a également fourni une feuille de route complète, appelant tous les pays à aligner leurs CDN sur l’objectif de 1,5°C, ainsi qu’à fixer des étapes et des délais clairs – y compris concernant la sortie des énergies fossiles – permettant de rendre atteignables les objectifs de l’accord de Paris.

La COP29 constitue l’étape suivante de l’approche multilatérale, les dirigeants devant s’entendre sur un renforcement significatif de l’objectif de financement climatique de 100 milliards $, baptisé Nouvel objectif collectif quantifié (NOCQ). Par ailleurs, chaque pays devra présenter ses CDN actualisées d’ici le mois de février 2025.

La transparence est indispensable à ce processus. Si les objectifs de l’accord de Paris constituent la destination, et les CDN la feuille de route, le NOCQ fournit le carburant pour y parvenir. Il est essentiel de bâtir la confiance dans l’engagement des pays à mener une action climatique audacieuse ainsi qu’à fournir les financements nécessaires.

À la présidence de la COP29, l’Azerbaïdjan appelle tous les pays à soumettre au plus vite leurs CDN alignées sur l’objectif de 1,5°C. Nous fournissons également tous les efforts pour parvenir à un nouvel objectif juste et ambitieux sur le plan des financements climatiques, qui réponde aux besoins des pays en voie de développement, et qui corresponde à l’ampleur ainsi qu’à l’urgence de la crise.

Échouer dans cette démarche signifierait devoir faire face à des questions difficiles : Sommes-nous prêts à accepter l’échec de l’accord de Paris ? Et quelles sont les alternatives ? Une chose est sûre : même sans plan de secours viable, nous devons tout faire pour atteindre l’objectif de 1,5°C. Le somnambulisme vers la catastrophe climatique n’est pas une option.

Le système multilatéral présente certes des défauts, mais il demeure le meilleur cadre pour surmonter ce défi de taille. Depuis une trentaine d’années, il permet une coopération internationale dans la durée, une compréhension partagée de la science, ainsi qu’un solide consensus s’agissant des objectifs climatiques mondiaux.

L’alternative au multilatéralisme serait une réponse fragmentée, consistant pour chaque État à poursuivre son propre agenda, sans coordination ni coopération. Cette approche signifierait des progrès plus lents, des coûts plus élevés et des résultats moins équitables. Sans un objectif fédérateur, le sentiment d’objectif commun risquerait de disparaître.

Prenons l’exemple de l’objectif de la COP29 consistant à finaliser les négociations relatives à l’article 6 de l’accord de Paris, qui vise à standardiser les marchés du carbone. En canalisant les ressources vers les projets d’atténuation les plus efficaces, ce cadre pourrait permettre d’économiser chaque année 250 milliards $ d’ici 2030 – un apport considérable à une époque de ressources limitées.

Compte tenu des alternatives, nous n’avons pas d’autre choix que de faire en sorte que le système actuel fonctionne. La présidence de la COP29 ne négligera aucune piste pour atteindre un consensus international. Poursuivant un agenda axé sur les progrès d’une action climatique transformatrice, l’Azerbaïdjan peut contribuer à réconcilier les divisions géopolitiques. Notre succès dépendra toutefois de la volonté des pays de s’investir pleinement et de manière constructive dans le processus multilatéral.

Les constats scientifiques sont sans équivoque, les cadres propices à une action coordonnée sont en place, et le plan a été élaboré. Il ne nous reste plus qu’à trouver la volonté de mettre en œuvre ces outils. La COP29 constitue l’opportunité de prouver que le multilatéralisme peut fonctionner.

 

Mukhtar Babayev, président désigné de la COP29, est ministre de l’Écologie et des Ressources naturelles de l’Azerbaïdjan.

 

Project Syndicate, 2024.
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La fin de la démocratie américaine n’était que par trop prévisible

Comme bien d’autres, depuis la fin de la nuit de mardi à mercredi, mon téléphone croule sous les SMS me demandant comment cela a pu se produire (comme certains de mes amis, collègues et connaissances le savent, j’étais totalement convaincu que Donald Trump remporterait cette élection haut la main). Au lieu de répondre en détail à chaque message, je vais donner mon explication ici.

 

Depuis 2 300 ans, au moins depuis la République de Platon, les philosophes savent comment les démagogues et les aspirants tyrans gagnent les élections démocratiques. Le processus est simple et nous venons de le voir se dérouler.

Dans une démocratie, tout le monde est libre de se présenter aux élections, y compris les personnes qui ne sont absolument pas aptes à diriger ou à présider les institutions gouvernementales. L’un des signes révélateurs de cette inaptitude est la capacité à mentir sans retenue, notamment en se présentant comme le défenseur contre les ennemis perçus par le peuple, qu’ils soient extérieurs ou intérieurs. Platon considérait que les gens ordinaires étaient facilement contrôlés par leurs émotions et donc sensibles à ce type de messages – un argument qui constitue le véritable fondement de la philosophie politique démocratique (comme je l’ai soutenu dans des travaux antérieurs).

Les philosophes ont toujours su que ce type de politique n’était pas nécessairement voué au succès. Comme l’a affirmé Jean-Jacques Rousseau, la démocratie est la plus vulnérable lorsque l’inégalité dans une société s’est enracinée et qu’elle est devenue trop flagrante. De profondes disparités sociales et économiques créent les conditions nécessaires pour que les démagogues exploitent le ressentiment de la population et que la démocratie finisse par s’effondrer de la manière décrite par Platon. Rousseau a donc conclu que la démocratie exigeait une égalité généralisée ; ce n’est qu’à cette condition que le ressentiment des citoyens ne peuvent pas être exploités aussi facilement.

Dans mon propre travail, j’ai essayé de décrire, dans les moindres détails, pourquoi et comment les personnes qui se sentent lésées (matériellement ou socialement) en viennent à accepter des pathologies – racisme, homophobie, misogynie, nationalisme ethnique et bigoterie religieuse – qu’elles rejetteraient dans des conditions de plus grande égalité.

Ce sont précisément ces conditions matérielles d’une démocratie saine et stable qui font défaut aux États-Unis aujourd’hui. Au contraire, l’Amérique se définit aujourd’hui singulièrement par ses inégalités massives, un phénomène qui ne peut que saper la cohésion sociale et susciter le ressentiment. Alors que 2 300 ans de philosophie politique démocratique suggèrent que la démocratie n’est pas viable dans de telles conditions, personne ne devrait être surpris par le résultat de l’élection de 2024.

Pourquoi cependant, pourrait-on se demander, cela ne s’est-il pas déjà produit aux États-Unis ? La raison principale est qu’il existait un accord tacite entre les hommes politiques pour ne pas s’engager dans une forme de politique aussi extraordinairement clivante et violente. Rappelez-vous les élections de 2008. John McCain, le républicain, aurait pu faire appel à des stéréotypes racistes ou à des théories du complot sur la naissance de Barack Obama, mais il a refusé de s’engager dans cette voie, corrigeant d’un mot devenu célèbre l’une de ses propres partisanes, lorsqu’elle a suggéré que le candidat démocrate était un « Arabe » né à l’étranger. McCain a perdu, mais on se souvient de lui comme d’un homme d’État américain d’une intégrité irréprochable.

Bien sûr, les hommes politiques américains font régulièrement appel, de manière plus subtile, au racisme et à l’homophobie pour gagner les élections. C’est, après tout, une stratégie qui a fait ses preuves. Mais l’accord tacite de ne pas mener explicitement une telle politique – ce que le théoricien politique Tali Mendelberg appelle la norme d’égalité – excluait de faire appel trop ouvertement au racisme. Au lieu de cela, il fallait passer par des messages cachés, des appels du pied et des stéréotypes (par exemple en parlant de « paresse et de criminalité dans les quartiers défavorisés »).

Dans des conditions d’inégalité profonde, cette sorte de politique codée finit par devenir moins efficace que sa version plus explicite. Ce que Trump a fait depuis 2016, c’est jeter aux orties l’ancien accord tacite, en qualifiant les immigrés de vermine et ses opposants politiques « d’ennemis de l’intérieur ». Une telle politique explicite du « nous contre eux », comme les philosophes l’ont toujours su, peut être très efficace.

La philosophie politique démocratique, donc, propose une bonne analyse du phénomène Trump. Tragiquement, elle offre également une prédiction claire de ce qui va suivre. Selon Platon, le genre de personne qui fait campagne de cette manière gouvernera comme un tyran.

D’après tout ce que Trump a dit et fait au cours de cette campagne et de son premier mandat, nous pouvons nous attendre à ce que Platon ait, une fois de plus, raison. La domination du parti républicain sur toutes les branches du gouvernement ferait des États-Unis un État à parti unique. L’avenir offrira peut-être des occasions épisodiques pour que d’autres leur disputent le pouvoir, mais quelles que soient les joutes politiques à venir, elles ne seront probablement pas des élections libres et équitables.

 

Jason Stanley, professeur de philosophie à l’université de Yale, est l’auteur de Erasing History: How Fascists Rewrite the Past to Control the Future (Atria/One Signal Publishers, 2024).

 

Project Syndicate, 2024.
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La finance inclusive est la clé de l’action climatique

En tête de liste des mesures à adopter lors de la Conférence des Nations unies sur le changement climatique (COP29) à Bakou, en Azerbaïdjan, figure le nouvel objectif collectif quantifié (NCQG) sur le financement du climat, qui soutiendra l’action climatique dans les pays en développement après 2025. La principale préoccupation sera de fixer des objectifs de contribution pour les pays développés. Mais une autre question cruciale a été négligée : qui aura accès à ces fonds ?

 

Les communautés à faible revenu des pays les plus vulnérables sont loin d’avoir bénéficié d’une part suffisante du financement de la lutte contre le changement climatique. Ce sont ces pays qui sont touchés de manière disproportionnée par le réchauffement climatique, bien qu’ils soient ceux qui contribuent le moins à ce problème. On estime que 75 % des 4 800 milliards de dollars investis dans l’action climatique au cours de la dernière décennie l’ont été dans des pays à revenu élevé. Entre 2003 et 2016, moins de 10 % des fonds internationaux, régionaux et nationaux consacrés au climat ont été versés à des acteurs locaux.

Cela doit changer. Parmi les 3,3 milliards de personnes qui vivent dans des régions très vulnérables au changement climatique, nombreuses sont celles qui ne disposent pas des ressources nécessaires pour se protéger, protéger leur famille ou leurs moyens de subsistance. L’octroi d’un financement climatique aux ménages et aux entreprises à faible revenu présente des avantages bien connus : ils peuvent se remettre plus rapidement des chocs climatiques, diversifier leurs activités génératrices de revenus et investir dans les technologies vertes nécessaires pour renforcer la résilience et faire progresser la transition énergétique. Si l’adoption d’un nouvel objectif en matière de financement de la lutte contre le changement climatique constitue une première étape cruciale pour obtenir des fonds, la question de savoir comment canaliser une plus grande partie de ces fonds vers les communautés locales doit être au cœur des discussions lors de la COP29, ainsi que sur la route menant à la COP30 à Belém, au Brésil.

L’une des solutions possibles consiste à développer des services financiers plus inclusifs. Au cours des dernières décennies, un écosystème d’investisseurs, de régulateurs et d’institutions financières s’est développé pour prendre des financements à grande échelle et les fournir sous forme de petites coupures aux ménages à faibles revenus tout en gérant les risques. Ces institutions ont des milliards de clients à long terme, dans les pays et les communautés vulnérables au climat. Elles ont noué des relations avec ces personnes, comprennent leurs besoins et savent comment les servir au mieux. À partir de cette base, il est possible de créer des produits qui stimuleront efficacement l’adaptation et la résilience au climat.

De nombreux programmes innovants ont déjà été mis en œuvre. Une assurance contre les vagues de chaleur à faible coût protège des centaines de milliers de femmes pauvres en Inde contre la hausse des températures. Des lignes de crédit conditionnelles aident les agriculteurs du Bangladesh à gérer les risques d’inondation. Et grâce à un produit mobile de mise de côté, les petits exploitants agricoles du Mali, du Sénégal et de la Tanzanie peuvent payer en plusieurs fois des intrants intelligents et des programmes de formation à l’agriculture durable.

En plus de renforcer l’adaptation et la résilience au climat, les produits et services financiers inclusifs peuvent aider à stimuler l’investissement dans l’atténuation et contribuer à une transition verte juste. Au Bangladesh, par exemple, le fabricant de cuisinières électriques Atec a déployé un modèle « cook-to-earn » (cuisiner pour gagner), qui consiste à verser aux clients une partie des recettes provenant de la vente de crédits carbone, sur la base des données d’utilisation des clients. En incitant les gens à adopter et à continuer d’utiliser cette technologie verte, ils créent un cercle vertueux.

L’adoption à grande échelle de ces initiatives naissantes pourrait accélérer l’action climatique au niveau local. Faire en sorte que les personnes à faible revenu ou défavorisées puissent accéder aux financements fournis par les pays développés favoriserait la résilience aux conditions météorologiques extrêmes et transformerait la lutte contre le réchauffement climatique. La finance inclusive pourrait également contribuer à réduire le déficit mondial de financement de la lutte contre le changement climatique, car le secteur a fait ses preuves en matière de mobilisation de capitaux privés pour des projets de développement. Ce qui était, il y a 30 ans, un secteur axé sur les ONG et les subventions est aujourd’hui une industrie commerciale de grande envergure.

Pour atteindre les objectifs climatiques mondiaux, nous ne pouvons plus ignorer les personnes les plus exposées aux conséquences désastreuses de la hausse des températures. Le NCQG, bien qu’important et nécessaire, n’est qu’un point de départ. Alors que les pays développés se fixent de nouveaux objectifs en matière de financement de la lutte contre le changement climatique lors de la COP29, ils doivent également faire un effort plus concerté pour s’assurer que ces fonds parviennent à ceux qui en ont le plus besoin. Le financement inclusif est une partie évidente de la solution qui pourrait permettre d’obtenir bien plus qu’aujourd’hui.

 

Sophie Sirtaine est directrice générale du CGAP.

 

Project Syndicate, 2024.
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Le suicide démocrate de 2024

Au moment de la rédaction de ces lignes, Donald Trump a recueilli près de 75,1 millions de voix à l’élection présidentielle américaine, contre environ 71,8 millions pour Kamala Harris. Bien que ces chiffres augmentent avec le décompte des votes par correspondance, le score final de Trump ne dépassera que légèrement ses 74,2 millions de voix obtenues en 2020. Pour Harris, en revanche, il s’agira d’une baisse considérable par rapport aux 81,2 millions de voix que Joe Biden avait recueillies, et cela malgré une augmentation de quatre millions du nombre d’Américains en âge de voter.

 

Autrement dit, Trump n’a quasiment pas gagné en soutien électoral durant ses quatre années de quête de rédemption. Si l’électorat n’avait pas changé, on pourrait même affirmer que Trump a tout simplement convaincu ses électeurs de 2020 de voter à nouveau pour lui. En effet, environ 13 millions d’Américains (pour la plupart en âge de voter) sont décédés, et quelque 17 millions ont atteint cet âge, ce qui signifie que Trump a pour ainsi dire remplacé un électeur perdu par un électeur gagné, tandis qu’une baisse de participation a coûté près de dix millions de voix aux Démocrates.

Ces chiffres remettent sérieusement en question les explications fondées sur la situation économique, et encore plus celle qui évoquent l’impact de la publicité et des campagnes de mobilisation des électeurs. La publicité, les rassemblements et les « efforts de terrain » se sont principalement concentrés sur les États clés, mais les résultats y ont été similaires à ceux observés à l’échelle nationale, y compris dans des États comme le Massachusetts et le Texas, où l’issue ne faisait aucun doute. Les plus grands basculements proportionnels en faveur de Trump ont eu lieu à New York, dans le New Jersey, en Floride et en Californie. Voilà à quoi a abouti le milliard de dollars dépensé par les Démocrates pour la campagne. Quatre ans auparavant, Biden avait fait mieux depuis son sous-sol.

Les résultats défient également les analyses fondées sur « l’électeur américain ». Le racisme, le sexisme, ainsi que le mécontentement concernant l’économie, l’immigration ou les droits reproductifs (le « thème d’espoir » des Démocrates cette année) existent incontestablement. Pour autant, ces sujets ne semblent pas avoir influencé les résultats davantage que durant les années précédentes (ni dans un sens, ni dans l’autre). Les électeurs qui se sont rendus aux urnes semblent avoir voté comme la fois précédente. Il y a toujours quelques « électeurs indécis », mais si les journalistes de terrain les recherchent comme les anthropologues pourchassaient autrefois les cannibales, c’est pour une bonne raison : ils ne courent pas les rues. La vérité, c’est que l’un des deux camps a voté en masse, et que l’autre ne l’a pas fait.

Il n’existe pas de données fiables sur les motivations idéologiques des abstentionnistes. En revanche, les sondages à la sortie des urnes indiquent que le changement dans la composition de l’électorat a été plus significatif parmi les classes à revenus faibles ; la part des électeurs aux revenus annuels inférieurs à 50 000 $ et ayant voté pour Biden était plus élevée que pour Harris. Parmi les Latino-Américains, en particulier les électeurs à faibles revenus résidant le long de la frontière texane (dans des comtés certes de très petite taille), le basculement vers Trump a été spectaculaire.

Une fois écartées les explications défaillantes, trois hypothèses raisonnables demeurent. La première concerne les modalités de vote. En 2020, en pleine pandémie, le vote avait été plus accessible que jamais auparavant. Plusieurs millions d’Américains avaient utilisé le vote par anticipation, par courrier électronique, le dépôt de bulletin de vote depuis le volant de leur voiture, les bureaux de vote ouverts 24h/24, ainsi que d’autres méthodes pratiques, et la participation (en proportion de l’électorat éligible) avait été la plus élevée depuis l’année 1900 – bien avant l’ère des droits civiques, et deux décennies avant le droit de vote des femmes. En 2024, certaines voire la totalité de ces méthodes n’existaient plus, après avoir déjà décliné en 2022. Aux États-Unis, il est courant de se baser sur l’organisation pratique du vote pour prédire des résultats : les longues files d’attente aux bureaux de vote découragent la participation, notamment chez les travailleurs à l’emploi du temps chargé.

Une deuxième explication plausible concerne l’inscription des électeurs. Les étudiants et les minorités à faibles revenus déménagent plus fréquemment, et doivent généralement se réinscrire chaque fois qu’ils changent d’adresse. Il est tout à fait possible que ce poids ait pesé plus lourdement sur les Démocrates.

La troisième hypothèse repose sur les divisions historiques au sein du Parti démocrate, qui est à 70-80 % centriste et à 20-30% de gauche, mais entièrement contrôlé par sa majorité centriste. Bien que cette situation prévale depuis la défaite de George McGovern en 1972, le contrôle s’étend désormais jusqu’au choix des candidats pour les sièges du Congrès, et jusqu’au financement des campagnes du parti au niveau fédéral.

Les Clinton et les Obama sont aujourd’hui de facto à la tête de la faction centriste, et Biden et Harris étaient leurs choix. Bernie Sanders avait porté le flambeau de la gauche en 2016 et 2020, puis finalement soutenu Biden en échange de concessions politiques. En 2024, il n’y avait plus de gauche démocrate, dans la mesure où n’avait eu lieu aucune primaire ni compétition, seulement un remplacement de candidat à la dernière minute, derrière des portes closes. Par ailleurs, certaines figures de la gauche, dont Robert F. Kennedy Jr. (interdit d’accès aux primaires démocrates) et Tulsi Gabbard, ont rejoint le camp de Trump. La seule véritable gauche en 2024 résidait dans un mouvement appelé « Palestine ». Elle n’avait de place dans aucun des deux partis.

Si le leadership démocrate a été l’artisan de cette situation, cela doit signifier qu’il l’a souhaitée. Après tout, gagnant ou perdant, il demeure au contrôle d’un vaste appareil parallèle : consultants, sondeurs, lobbyistes, collecteurs de fonds, postes clés au Capitole. Toute concession à de nouvelles forces au sein du parti aurait affaibli ce contrôle, contrairement à une défaite face aux Républicains. Pour cette direction démocrate, plutôt perdre une élection ou deux – voire devenir un parti définitivement minoritaire – que d’ouvrir les portes du parti à des personnes qu’elle ne pourrait contrôler.

L’élection de 2024 aura donc été un suicide. La direction démocrate se sera, au mieux, montrée indifférente à l’érosion de l’accès au vote, négligente dans la fidélisation des nouveaux électeurs de 2020, et proactive dans l’exercice consistant à favoriser l’abstention de ce qu’il restait de l’aile « gauche ». Elle aura tenté de dissimuler tout cela sous le vernis de soutiens politiques parmi les célébrités, ainsi que de politiques identitaires. Comme d’habitude, cela n’a pas fonctionné. Les mandarins du parti et leurs apparatchiks seront de retour la prochaine fois pour retenter leur chance.

 

James K. Galbraith est titulaire de la chaire de relations gouvernementales et d’entreprise ainsi que professeur de sciences politiques à l’Université du Texas à Austin. Il est coauteur (avec Jing Chen) de l’ouvrage à paraître intitulé Entropy Economics: The Living Basis of Value and Production (University of Chicago Press, 2025).

 

Project Syndicate, 2024.
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Pour prospérer, l’Inde doit combler son retard en matière d’emploi des femmes

Si la participation des femmes à la vie active est toujours inférieure à celle des hommes au niveau mondial, il existe de profondes disparités régionales, les écarts les plus importants étant observés au Moyen-Orient et en Afrique du Nord (Mena), ainsi qu’en Asie du Sud.

L’Inde est un exemple frappant de cette dynamique. Parmi les femmes âgées de 25 à 60 ans vivant dans les zones rurales, le taux de participation au marché du travail a fortement chuté, passant de 54 % en 1980 à 31 % en 2017 (National Sample Survey 1980 et Periodic Labor Force Survey 2017). Dans les zones urbaines, la baisse a été moins spectaculaire, passant de 26 % à 24 %. Dans le même temps, les taux d’emploi des hommes sont restés relativement stables, creusant davantage l’écart entre les sexes dans le pays le plus peuplé du monde.

Étant donné les avantages économiques bien documentés d’un taux d’emploi féminin plus élevé, les responsables politiques indiens sont désireux d’inverser cette tendance. Les projections suggèrent qu’une augmentation du taux de participation des femmes à la main-d’œuvre de seulement dix points de pourcentage pourrait accroître le PIB de l’Inde de 16 %. En fait, l’amélioration du taux d’emploi des femmes dans le monde entier pourrait ajouter 12 000 milliards de dollars au PIB mondial.

Pour encourager les femmes à entrer sur le marché du travail, les décideurs politiques doivent d’abord comprendre les causes profondes du faible taux d’activité des femmes en Inde. Les premières recherches font état d’une série d’obstacles liés à l’offre, tels que la relation en U entre le revenu et l’éducation, la division inégale du travail domestique (en particulier la garde des enfants et des personnes âgées) et les normes sociales qui découragent les femmes de travailler à l’extérieur du foyer. Le problème est également exacerbé par la préférence accordée aux femmes qui ne travaillent pas sur le marché du mariage, la mobilité limitée, la formation inadéquate et les problèmes de sécurité sur le lieu de travail et dans les espaces publics.

Nombre de ces obstacles sont enracinés dans la dynamique des ménages, mais les gouvernements peuvent encore jouer un rôle central pour les surmonter. L’un des moyens consiste à soutenir les industries orientées vers l’exportation. Alors que les contraintes liées à l’offre affectent les économies de la région Mena et de l’Asie du Sud, des pays comme le Bangladesh ont connu une augmentation de l’emploi féminin grâce à la demande croissante des secteurs axés sur l’exportation. Cela reflète l’expérience des pays d’Asie du Sud-Est, où l’industrie manufacturière orientée vers l’exportation a entraîné une augmentation du nombre de femmes entrant sur le marché du travail.

L’histoire offre également des indications précieuses. Aux États-Unis, le taux d’emploi des femmes a augmenté de façon spectaculaire en l’espace d’un siècle, passant de moins de 5 % en 1890 à plus de 60 % en 1990. Le tournant décisif s’est produit pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsque les pénuries de main-d’œuvre ont entraîné une augmentation des salaires, une plus grande acceptation des femmes dans des emplois traditionnellement dominés par les hommes et l’émergence d’options alternatives en matière de soins.

En Inde, une grande partie du débat politique s’est concentrée sur les obstacles liés à la demande auxquels les femmes sont confrontées sur le marché du travail. La demande de main-d’œuvre n’a pas été favorable aux Indiennes, car la mécanisation du secteur agricole renforce les disparités entre les sexes, tandis que le manque d’emplois décents et la prédominance des petites entreprises – dont beaucoup n’offrent pas les services essentiels tels que les congés de maternité et les services de garde d’enfants – limitent les possibilités d’emploi des femmes.

L’impact de ces obstacles est aggravé par un soutien insuffisant à l’esprit d’entreprise des femmes et par la discrimination généralisée des employeurs à l’égard des femmes mariées et des mères. En outre, des réglementations bien intentionnées comme la loi sur les prestations de maternité et la loi POSH, destinées à accroître le nombre de femmes dans la population active, augmentent également le coût de leur embauche, ce qui crée involontairement des obstacles supplémentaires.

Reconnaissant que le faible taux d’emploi des femmes entrave la croissance économique, le gouvernement indien a alloué un pourcentage sans précédent de 6,5 % de son dernier budget annuel à des programmes visant à promouvoir l’égalité des sexes dans les domaines du logement, des pensions, de l’éducation et des soins de santé. Le budget augmente également le financement d’initiatives visant à améliorer la sécurité, la mobilité et les options de soins des femmes, telles que la mise en place de programmes ciblés de formation professionnelle, de foyers et de structures de garde d’enfants pour les femmes qui travaillent, et l’élargissement de l’accès au marché pour les entreprises gérées par des groupes d’entraide communautaires dirigés par des femmes.

Mais le véritable test sera la qualité et la fiabilité de ces services. Si les services de garde d’enfants ne répondent pas aux normes ou si les foyers ne garantissent pas la sécurité des femmes, la participation restera faible. En outre, les programmes de formation professionnelle en Inde ont eu peu de succès en dehors des grandes villes. Une étude récente menée dans l’Uttar Pradesh a révélé que seuls 11 % des diplômés des instituts de formation industrielle étaient en mesure de trouver un emploi. Des études internationales suggèrent également que l’insuffisance des opportunités d’emploi peut limiter l’impact des initiatives de développement des compétences. La création d’emplois de qualité offrant des salaires plus élevés est essentielle pour que les mesures axées sur l’offre soient efficaces.

Lorsque les hommes peinent à trouver un emploi, l’intégration des femmes dans la population active devient encore plus difficile. Notamment, près de 12 % des hommes indiens âgés de 20 à 35 ans vivant dans les zones urbaines et ayant terminé leurs études étaient au chômage en 2022. C’est pourquoi le dernier budget du gouvernement comprend plusieurs initiatives visant à stimuler l’emploi. L’un de ces programmes vise à encourager les stages, le gouvernement fournissant aux entreprises une allocation mensuelle de ₹5 000 (60 $) et offrant aux nouveaux venus sur le marché du travail une subvention unique d’aide au salaire pouvant aller jusqu’à ₹15 000. Les employeurs pourront également recevoir jusqu’à 3 000 ₹ par mois pendant deux ans après chaque nouvelle embauche, en compensation de leurs cotisations de sécurité sociale. D’autres mesures visant à élargir l’accès des petites entreprises aux marchés du crédit comprennent le doublement de la limite des petits prêts accordés par les banques du secteur public aux microentreprises, qui passe de 1 million d’euros à 2 millions d’euros.

Mais l’efficacité de certaines de ces mesures reste incertaine, étant donné que les entreprises les plus performantes sont susceptibles d’embaucher les candidats les plus qualifiés même en l’absence d’intervention gouvernementale. Les employeurs n’augmenteront leurs embauches que si les avantages l’emportent sur les coûts. Tant que les réglementations lourdes, les lois du travail inflexibles, les goulets d’étranglement dans les infrastructures et les politiques industrielles et commerciales défavorables persisteront, la création d’emplois continuera de stagner. En favorisant une économie favorable aux entreprises – qui simplifie l’entrée et la sortie des entreprises et supprime les obstacles à la croissance –, l’Inde pourrait à la fois favoriser l’émancipation des femmes et libérer son potentiel économique. C’est une leçon que de nombreux pays n’apprendront jamais assez tôt.

 

Kanika Mahajan est professeur associé d’économie à l’université Ashoka.

 

Project Syndicate, 2024.
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