Bekaye Cissé : « La création de contenus numériques en langues locales reste essentielle pour favoriser l’adoption d’Internet par les Maliens ».

Bekaye CISSE est ingénieur Systèmes, Réseaux et Sécurités Informatique. Il est le président de la Commission Technique ISOC Mali. Il nous donne son regard sur la nouvelle Politique Nationale de Développement de l’Economie Numérique (2025-2029), les conditions de sa mise en œuvre et les acquis et perspectives d’internet au Mali.

 

Quel est votre  regard sur la Politique Nationale de Développement de l’Économie Numérique ?

La mise en place d’une Politique Nationale de Développement de l’Économie Numérique au Mali marque une étape importante dans la transformation numérique du pays. Ce document stratégique vise à positionner le Mali comme un hub technologique en Afrique de l’Ouest et à faire du numérique un levier de croissance économique et de développement social dans un environnement de maîtrise de la souveraineté numérique.
La PNDEN 2025-2029 présente une vision modernisée qui intègre des avancées technologiques telles que l’intelligence artificielle et la robotique. Elle met l’accent sur l’innovation, la cybersécurité et la connectivité. Cette nouvelle politique a pour objectif de construire une économie numérique inclusive, en phase avec les réalités du Mali, et de favoriser la création d’un environnement propice à l’émergence de start-ups.
Les objectifs ambitieux de la politique sont alignés avec les défis du développement du Mali et les tendances mondiales en matière de digitalisation.

 

 Quels sont les défis à relever pour sa réalisation ?
Pour que le Mali tire parti de la révolution numérique afin de construire une économie numérique forte et inclusive, la nouvelle politique nationale de développement de l’économie numérique doit être ambitieuse et inclusive, en s’attaquant à des défis clés tels que l’investissement dans les infrastructures, l’accès à l’internet haut débit, le développement du capital humain avec des compétences numériques, l’inclusion numérique avec l’accès universel au haut débit, la gouvernance, la cybersécurité, la protection des données ainsi que l’intelligence artificielle et la robotique.
La réussite de cette politique dépendra également  d’une collaboration étroite entre tous les acteurs du secteur numérique, y compris le gouvernement, le secteur privé, la société civile et les partenaires au développement

 

Quels sont les acquis et les perspectives du développement d’Internet au Mali ?

Le développement de l’internet au Mali a connu une croissance significative ces dernières années, apportant de nombreux avantages. Toutefois, il reste des défis à relever pour tirer pleinement parti de ce potentiel.
Ces dernières années, les taux de pénétration d’Internet ont augmenté régulièrement, offrant à un nombre croissant de Maliens un accès à l’information, y compris aux médias et aux services en ligne. Les réseaux sociaux jouent un rôle de plus en plus important dans la vie sociale et politique des Maliens, facilitant la communication et la mobilisation.
Les investissements dans les infrastructures de télécommunications ont permis d’améliorer la couverture du réseau, en particulier dans les zones urbaines.
Le secteur numérique est en plein essor, créant de nouvelles opportunités d’emploi et stimulant la croissance économique.

Pour l’avenir, l’objectif reste d’étendre la couverture Internet à l’ensemble du pays, en particulier dans les zones rurales, afin de réduire la fracture numérique.
Améliorer la qualité des services, en termes de vitesse et de stabilité, pour répondre aux besoins croissants des utilisateurs.
La création de contenus numériques en langues locales reste essentielle pour favoriser l’adoption d’Internet par les Maliens.
Le renforcement de la protection des données personnelles et la lutte contre la cybercriminalité sont des enjeux majeurs pour garantir un développement sûr et durable de l’internet.
Promouvoir l’e-gouvernement pour développer les services administratifs en ligne afin de simplifier les procédures et améliorer l’efficacité de l’administration.
L’accès à une électricité stable et fiable est essentiel au bon fonctionnement des équipements informatiques.
Un cadre réglementaire clair et approprié est nécessaire pour encourager les investissements et promouvoir la concurrence.

 

 

Digitalisation : Une évolution aux multiples enjeux

Annoncée par les autorités en juin 2024, la digitalisation de l’administration constitue un vaste chantier destiné à moderniser l’administration publique et à offrir aux citoyens des services plus accessibles et plus efficaces. Enclenché depuis quelques années, ce processus de transformation numérique vient de se doter d’une Politique nationale et de son Plan d’action « Mali 2029 ». Occasion de faire le point sur les avancées et les défis à relever.

Le 19 juillet 2024, le Programme de digitalisation des moyens de paiement et des services publics a été lancé. Déployé à Bamako pour sa phase pilote, il devrait progressivement s’étendre à toutes les régions et aux représentations diplomatiques. Le programme inclura tous les services de manière progressive. Cette digitalisation vise à améliorer la transparence des processus administratifs et à renforcer la confiance des citoyens. Destinée à lutter contre la fraude et la falsification des documents administratifs, l’initiative doit permettre une amélioration de l’accessibilité des services publics. En outre, la digitalisation doit améliorer la performance de l’administration et permettre à l’État de réaliser des économies d’échelle grâce à la mise en place d’une administration électronique.

L’élaboration de la nouvelle Politique nationale de développement de l’économie numérique s’inscrit dans la continuité de « Mali numérique 2020 », dont l’évaluation a révélé certaines limites. En effet, le taux d’exécution global était de 27,30%, soit 18 actions menées à terme sur les 66 programmées, avec un taux de mobilisation des ressources de 24,24%, soit 54,5 milliards de francs CFA sur les 224,792 prévus. La nouvelle politique vise donc à insuffler une dynamique renouvelée pour répondre aux défis actuels à travers la digitalisation, afin d’assurer transparence, efficience et célérité de l’action publique.

Dès le 22 juillet 2024, le coup d’envoi du paiement digital pour les services de l’état-civil a été donné. Au Mali, l’enregistrement des naissances a connu des progrès significatifs, mais des disparités persistent, nécessitant la poursuite des efforts pour relever les défis. Depuis 2022, les initiatives du gouvernement pour numériser l’enregistrement des naissances sont accompagnées par l’UNICEF. Ce processus s’est concrétisé par la mise en place d’une plateforme regroupant les principaux évènements de l’état-civil (naissance, mariage, décès). La plateforme constitue une première entièrement dédiée répondant aux besoins des usagers, aux normes internationales et au cadre légal. Le système pilote mis en place dans 10 zones regroupe les centres d’état-civil, les structures de santé et les tribunaux. La mise en œuvre effective de cette étape permettra d’accélérer les efforts vers l’enregistrement universel, notent les acteurs.

Le 16 janvier 2025, le Système Intégré de Gestion des Dossiers Judiciaires (SIG-DJ) a été lancé par le ministre en charge de la Justice et celui en charge de l’Économie Numérique. Le SIG-DJ, conçu par l’Agence des Technologies de l’Information et de la Communication (AGETIC), est un outil innovant. Il constitue une étape importante dans la modernisation des services publics pour mieux servir les usagers. La phase pilote de déploiement de cet outil, qui s’étendra sur deux ans, doit aboutir à la délivrance en ligne de documents comme les extraits de casiers judiciaires ou les certificats de nationalité et permettre une gestion optimisée des dossiers judiciaires. Ces services permettront d’alléger les démarches administratives et de renforcer l’accessibilité aux services de la justice, en particulier pour les populations des zones éloignées.

Actuellement, le Mali compte plus de 500 structures interconnectées, avec notamment des applications collaboratives, de visioconférence, de courrier, d’archivage, de e-conseil et de e-cabinet, ainsi que plus de 3 000 km de fibre optique aux niveaux central et déconcentré.

Dans le cadre de la gestion et de la promotion du nom de domaine du Mali (.ml), le département en charge de l’Économie numérique a procédé à l’enregistrement ou au renouvellement de 10 555 noms de domaine, ainsi qu’à la mise en place d’une plateforme d’enregistrement, de renouvellement et de paiement des noms de domaine en ligne.

Perspectives prometteuses

Au début de l’année 2024, le nombre d’utilisateurs d’Internet a été évalué à 7,8 millions de personnes, avec un taux de pénétration d’Internet de 33,1%. Ainsi, malgré des perspectives prometteuses pour le secteur, les investissements dans les infrastructures restent nécessaires pour améliorer la qualité et la couverture des services. Ces investissements doivent également stimuler la croissance économique en facilitant l’accès aux services numériques, à travers une couverture universelle qui est encore un objectif lointain.

Pour 2025, le département de l’Économie numérique annonce plusieurs chantiers. Parmi eux, le renforcement du cadre juridique et règlementaire de la certification et de la signature électronique, l’adoption, la vulgarisation et la mise en œuvre du document de Politique nationale de développement de l’économie numérique, ainsi que l’acquisition de la plateforme de signature électronique. L’adoption de la stratégie nationale de cybersécurité est également envisagée.

La modernisation de l’administration devrait se poursuivre avec l’extension de l’Intranet de l’administration à 15 nouvelles régions administratives. Le développement d’applications et d’interfaces d’accès aux informations sur l’état-civil, la déclaration et le paiement des impôts et la plateforme d’alphabétisation sont également prévues en 2025. La construction d’un centre de données (Data Center tiers 3) et le déploiement de la fibre optique (618 km) entre Niono et Tombouctou et (250 km) entre Gao et Labbezanga sont également à l’ordre du jour.

Combler le gap

La digitalisation a enregistré des acquis, notamment un soutien aux infrastructures et l’existence de plateformes de paiement mobile des services publics, constituant une dynamique d’intégration positive du numérique, estime Mohamed Doumbia, membre du regroupement « Immersia », qui œuvre dans le domaine de l’Intelligence Artificielle (IA).

Cependant, le secteur reste à développer et doit promouvoir le « contenu local ». Il est important de développer les compétences au niveau local afin de répondre aux besoins. Cela signifie que même si le secteur du numérique offre des possibilités importantes, il a également besoin de ressources humaines de qualité pour assurer sa promotion. Ce développement doit s’appuyer sur des infrastructures de pointe  répondant aux normes internationales. Pour asseoir une économie numérique, le financement de la recherche et de l’innovation est indispensable, mais cela demeure un défi majeur.

Le Mali accuse un retard dans ce domaine et pour combler le gap il est nécessaire d’encourager l’investissement à travers un partenariat public-privé, suggère M. Doumbia. Cela pourra permettre d’attirer des capitaux. Étant donné qu’il s’agit d’investissements à risque, il est crucial que l’État offre des garanties au secteur privé pour s’impliquer, d’où l’importance du partenariat. Il faut aussi profiter du boom de l’IA pour réaliser un bond qualitatif. Les retards dans certains domaines comme l’éducation ou la santé peuvent être corrigés grâce au numérique. En termes de recherche et de développement, au-delà de reprendre ce qui a déjà été développé ailleurs, il faut « tropicaliser » les recherches et les adapter à notre contexte grâce à des solutions locales. Pour relever ce défi, les chercheurs doivent collaborer, car cette collaboration est cruciale. « Il y a une révolution qui est en marche et le Mali ne doit pas rester en marge », conclut M. Doumbia.

Fatoumata Maguiraga