Le fonds de réponse aux pertes et dommages est-il en train de devenir une promesse creuse ?

Les inondations, vagues de chaleur, sécheresses, tempêtes et incendies de forêt ont jusqu’à présent provoqué cette année plusieurs milliers de décès, impacté la santé ainsi que les moyens de subsistance de millions de personnes, et causé des dommages à hauteur de dizaines de milliards de dollars – au moins 41 milliards $ au stade du mois de juin. En septembre et octobre, deux ouragans – Hélène et Milton – ont provoqué à eux seuls plus de 100 milliards $ de dégâts aux États-Unis. Les études récentes indiquent que les dommages climatiques pourraient coûter à l’économie mondiale entre 19 000 et 59 000 milliards $ par an d’ici l’année 2049. Le message est clair : nous devons mobiliser dès aujourd’hui d’importantes ressources financières pour le climat si nous entendons préserver notre avenir.

 

Tous les États ne partagent évidemment pas la même responsabilité dans la crise climatique. L’injustice fondamentale du changement climatique réside en ce que les pays qui ont le moins contribué au problème en subissent bien souvent les pires effets. En phase avec cette situation, l’accord de Paris 2015 sur le climat a énoncé que les économies développées devaient fournir des ressources financières en soutien des efforts d’atténuation et d’adaptation des pays en voie de développement.

Or, en l’état actuel des choses, les pays à revenu élevé ne consacrent qu’environ 100 milliards $ chaque année au financement public des efforts climatiques des économies en voie de développement, sachant par ailleurs que ce chiffre relativement faible est une nouveauté : alors que cet engagement a été formulé en 2009, il a été honoré pour la première fois en 2022 seulement – deux ans après la date initialement fixée. Cette situation est d’autant plus problématique que l’essentiel de ce soutien s’effectue sous la forme de prêts, notamment de financements non concessionnels.

La bonne nouvelle, c’est que durant la Conférence des Nations Unies sur les changements climatiques (COP29) qui se tient actuellement à Bakou, en Azerbaïdjan, il est prévu que les États s’entendent sur un objectif de financement actualisé : le « nouvel objectif collectif quantifié » (NOCQ) pour le financement climatique. La mauvaise, c’est qu’en dépit de près de trois ans de délibérations techniques et politiques – et leurs milliers de pages de soumissions officielles, d’études universitaires et de documents de plaidoyer – l’ampleur nécessaire du NOCQ demeure extrêmement débattue. À ce stade, il n’est absolument pas certain que les dirigeants mondiaux parviendront à un accord sur le NOCQ, et encore moins sur un objectif suffisamment ambitieux.

Les conséquences d’un tel échec seraient incalculables. Le NOCQ est en effet voué à jouer un rôle majeur dans la détermination de la prochaine phase de plans d’action climatique – les contributions déterminées au niveau national (CDN) – que les États soumettront en début d’année prochaine, conformément à l’accord de Paris. Si le NOCQ est insuffisant, les États se trouveront dans l’incapacité d’accomplir ce qui est nécessaire pour combler les lacunes mondiales en matière d’émissions et d’adaptation. Une partie seulement des CDN actuelles des pays en voie de développement représente entre 5 000 et 6 800 milliards $ d’ici 2030.

L’atténuation et l’adaptation ne constituent cependant qu’une partie du défi. Les économies en voie de développement sont en effet également confrontées à des pertes et dommages croissants – résultant non seulement d’événements climatiques extrêmes, mais également d’évolutions lentes telles que la fonte des glaciers, la désertification et l’élévation du niveau de la mer – qui pourraient leur coûter entre 447 et 894 milliards $ par an d’ici 2030. L’incapacité à convenir d’un NOCQ suffisamment robuste, notamment des financements de réponse aux pertes et dommages, affaiblirait un système international d’action climatique censé insister sur la solidarité et l’équité.

Cela ne semble toutefois pas préoccuper les pays développés : menés par les États-Unis, ils rejettent explicitement toute obligation de compenser les pertes et dommages des pays en voie de développement liés au changement climatique. Tout est d’ailleurs en place pour qu’ils se dérobent à leur responsabilité. En effet, alors que les pertes et dommages possèdent leur propre article dans l’accord de Paris (distinct de l’adaptation), ils ont été volontairement exclus des engagements financiers prévus par le pacte. Par ailleurs, les pays riches peuvent faire valoir l’idée selon laquelle cette question serait déjà couverte par le Fonds de réponse aux pertes et dommages (FRLD) créé l’an dernier lors de la COP28.

Or, cette affirmation n’est pas recevable, comme le démontre un examen plus attentif des dispositions du FRLD : toutes les contributions financières sont entièrement volontaires. Ces financements reposent sur « la coopération et la facilitation », et « n’impliquent ni responsabilité, ni compensation ».

De plus, les États-Unis ont anéanti la distinction entre pays riches et pays pauvres en tant que base des contributions au Fonds, avec des conséquences pour l’action collective dans le cadre du régime climatique international et de l’accord de Paris. Contrairement, par exemple, à la charte du Fonds vert pour le climat créé en 2010, le texte du FRLD ne désigne jamais explicitement les pays développés comme ceux qui doivent fournir le soutien financier.

Il n’est donc pas surprenant qu’un an après sa création, les promesses de dons au FRLD atteignent un total de seulement 702 millions $, et que peu d’engagements supplémentaires relatifs au fonds soient attendus à Bakou (un seul a été pris jusqu’à présent). Ce montant inclut un engagement dérisoire de 17,5 millions $ de la part des États-Unis – pays qui est de loin le plus grand émetteur de gaz à effet de serre de toute l’histoire. Ce chiffre est infiniment inférieur à la « juste part » de contribution que l’on attendrait des États-Unis, une part qui devrait en théorie s’élever d’après certaines estimations à 340 milliards $ par an (en soutien à la fois à l’adaptation et aux pertes et dommages).

Salué il y a un an comme un triomphe pour la justice climatique, le FRLD pourrait ainsi se révéler une victoire à la Pyrrhus, échouant non seulement à fournir le soutien dont les économies en voie de développement ont besoin pour faire face aux pertes et dommages liés au climat, mais servant également de prétexte à la non-inclusion de ce soutien dans le NOCQ. Il risque même de poser les bases d’une situation dans laquelle d’autres types de contributions financières climatiques deviendraient volontaires dans un avenir proche.

Les gouvernements et représentants de la société civile des pays en voie de développement présents à la COP29 doivent maintenir la pression sur les pays riches pour que ceux-ci formulent un NOCQ satisfaisant, contraignant les pays développés à fournir des financements climatiques, même si d’autres sont invités à y contribuer de manière volontaire. Les gouvernements des pays développés seront jugés sévèrement par l’opinion publique mondiale s’ils ne revoient pas leur approche insensible des négociations sur les financements climatiques, et s’ils ne fournissent pas les ressources suffisantes aux pays en voie de développement, qui souffrent d’une crise climatique qu’ils n’ont pas provoquée.

 

Liane Schalatek est directrice adjointe des bureaux de la Heinrich Böll Foundation à Washington DC.

Project Syndicate, 2024.
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Le G20 doit aider l’Afrique à combler le manque de financements climatiques

Dans un monde confronté à des défis climatiques sans précédent, l’attribution à l’Union africaine d’un siège permanent au G20 constitue une opportunité majeure. À l’heure où le continent subit des inondations, des sécheresses et des vagues de chaleur de plus en plus fréquentes et sévères – conséquences d’une crise dont il n’est pas à l’origine – l’Afrique a d’urgence besoin de soutien financier pour échapper à ce cycle de la dette et des catastrophes naturelles qui entrave sa résilience climatique et son développement durable.

La voie à suivre est claire : les riches économies du G20 doivent allier les actes à la parole, en fournissant des financements climatiques durables à long terme ainsi que des prêts concessionnels pour permettre à l’Afrique de combler l’actuel manque de financements. Les dirigeants du groupe se réuniront à Rio de Janeiro pour le sommet du G20 les 18 et 19 novembre, un événement qu’observeront attentivement les États du monde entier, et en particulier les pays africains.

L’attribution à l’Afrique d’un siège au G20 était attendue depuis longtemps. Elle illustre à la fois l’importance croissante et la gravité des crises auxquelles le continent est confronté. La simple représentation de l’Afrique au sein du groupe ne suffira pas néanmoins. Son inclusion doit se traduire par un soutien réel et par des bienfaits tangibles pour les communautés locales en proie à des défis économiques, environnementaux et énergétiques.

L’Afrique a trop longtemps été reléguée à la périphérie de l’économie mondiale. Maintenant qu’elle est représentée au G20, les plus grandes économies de la planète ont pour responsabilité de démanteler les structures enracinées qui maintiennent dans la pauvreté le continent et d’autres régions en voie de développement.

Le secteur de l’énergie en constitue l’une des illustrations frappantes. Malgré plusieurs décennies de promesses formulées par les dirigeants politiques, les énergies fossiles ont échoué à fournir de l’électricité à de vastes régions du continent. Quelque 600 millions d’Africains vivant encore aujourd’hui sans électricité, la « transition » énergétique de l’Afrique consiste moins à passer d’énergies polluantes à des énergies propres qu’à passer d’une absence d’énergie à des sources durables.

Les enjeux sont plus élevés que jamais. L’avenir de la croissance et de la prospérité de l’Afrique dépend de sa capacité à fournir un accès énergétique universel, abordable et fiable. Fort heureusement, le continent possède d’abondantes ressources d’énergies renouvelables, et, d’après les prévisions des experts, l’énergie solaire constituera d’ici 2030 la source d’électricité la moins coûteuse du continent.

Plus grand parc solaire au monde, le complexe solaire Noor Ouarzazate illustre ce que les pays africains sont capables d’accomplir lorsqu’ils bénéficient d’un soutien et de financements suffisants. De même, plusieurs projets tels que les centrales géothermiques Olkaria, situées au Kenya et financées par le gouvernement japonais, ou encore les parcs éoliens Adama en Éthiopie, soutenus par des prêts concessionnels chinois, démontrent que les objectifs énergétiques de l’Afrique sont tout à fait atteignables.

Pour libérer son immense potentiel en matière d’énergies renouvelables, l’Afrique a cependant besoin d’importants investissements financiers et soutiens techniques. Il est par conséquent nécessaire que le développement du continent s’inscrive au cœur de l’effort mondial visant à multiplier par trois la production d’énergies renouvelables d’ici 2030. La création d’opportunités économiques significatives pour les Africains impose d’enraciner cet effort dans des cadres fiables et autosuffisants répondant aux besoins des communautés locales, plutôt que de perpétuer le modèle d’exploitation des ressources qui caractérise les combustibles fossiles.

Si elle disposait d’une capacité énergétique élargie, l’Afrique pourrait développer des secteurs produisant des biens écologiques à valeur ajoutée, ce qui réduirait la dépendance du continent aux exportations de matières premières. Pour y parvenir, la sécurité énergétique ne suffit pas ; des réformes globales doivent être appliquées aux systèmes commerciaux mondiaux qui entravent la croissance économique et la compétitivité des pays en voie de développement. Le soutien du G20 est indispensable à cette transformation.

Le moment est venu de transformer les promesses en actions concrètes. Les conférences annuelles des Nations Unies sur les changements climatiques (COP), depuis longtemps caractérisées par des discours grandiloquents, ne peuvent plus constituer la simple tribune de gestes symboliques. Les pays du G20 doivent d’urgence formuler et honorer la promesse de fournir aux pays en développement 1 000 milliards $ par an de financements climatiques à long terme sous forme de subventions.

Ce chiffre n’est pas arbitraire ; pour les économies les moins développées de la planète, il correspond à la différence entre stagnation et progrès véritable. Le sommet du G20 au Brésil – qui coïncide avec la COP29 en Azerbaïdjan – peut contribuer à la sécurisation des fonds nécessaires, en créant des mécanismes de financement fiables et innovants, allant des taxes sur les ultra-riches jusqu’aux prélèvements sur les billets d’avion, les transactions financières ou encore la production fossile.

À mesure que s’intensifie la crise climatique, le système financier mondial doit évoluer pour soutenir ceux qui sont les plus touchés par ses effets dévastateurs. Pour rendre le financement du développement plus accessible et plus équitable, le G20 doit promouvoir des réformes essentielles, telles que l’augmentation des capitaux des banques multilatérales de développement et la simplification des procédures bureaucratiques.

Le président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva, fervent défenseur du Sud global, s’est exprimé cette année au sommet de l’Union africaine d’Addis-Abeba, et s’est engagé à tirer parti de la présidence brésilienne du G20 pour défendre les intérêts de l’Afrique. Cet acte de solidarité a préparé le terrain pour le sommet du G20, au cours duquel les dirigeants doivent répondre à l’urgence des financements climatiques. Pour les pays africains, ces fonds constituent bien plus qu’une aide financière ; ils représentent l’espoir d’un changement véritable, d’une résilience économique et d’un développement durable, dans un monde marqué par des inégalités, une fragilité environnementale et des crises sociales croissantes.

L’Afrique, le Brésil et le Sud global au sens large doivent tirer parti de leur influence au sein du G20 pour offrir des perspectives nouvelles et des stratégies pratiques de réponse aux crises mondiales actuelles. Ensemble, ces pays peuvent jouer un rôle de premier plan dans la lutte contre le changement climatique, en promouvant des politiques et des partenariats visant à garantir un avenir durable.

Le siège permanent de l’Union africaine au sein du G20 constitue une étape historique, dont la véritable signification dépendra néanmoins de la manière dont elle utilisera ce siège pour créer un avenir dans lequel les pays africains pourront non seulement s’adapter aux crises, mais également les surmonter, en façonnant l’agenda climatique mondial aux côtés de leurs homologues plus fortunés.

 

Raila Amolo Odinga, ancien Premier ministre du Kenya (2008-2013), est candidat à la présidence de la Commission de l’Union africaine.

 

Project Syndicate, 2024.
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L’agriculture carbone ne sauvera pas la planète

Les sols sains sont indispensables à la vie sur Terre, assurant la subsistance d’environ 60 % des êtres vivants. Deuxième plus grand réservoir de carbone après les océans, les sols comptent également parmi les plus importants atouts naturels de notre planète dans la lutte contre le changement climatique.

Or, les sols mondiaux sont soumis à une pression considérable. Les sécheresses sont de plus en plus nombreuses à transformer des terres fertiles en déserts, de même que l’utilisation de pesticides réduit fortement la biodiversité des sols, ce qui menace notre capacité à produire des aliments sains. Les terres agricoles de qualité devenant de plus en plus rares, les conflits s’intensifient autour d’une couche arable indispensable à la croissance des cultures.

Le récent atlas des sols de la Heinrich Böll Foundation met en évidence les nombreuses manières dont nous malmenons la terre qui nous nourrit. L’actuel système agricole industriel constitue un facteur majeur de dégradation des sols, accélérant la perte de biodiversité et l’épuisement de réservoirs de carbone vitaux. Or, malgré l’impact qu’il exerce, le secteur agricole réalise peu d’avancées sur la voie des objectifs climatiques. Sur la période des dix dernières années, ses émissions mondiales de gaz à effet de serre sont globalement restées stables.

Tandis que les États du monde entier fixent actuellement de nouveaux objectifs de réduction des émissions en vertu de l’accord de Paris 2015 sur le climat, il apparaît évident que l’accomplissement de véritables réductions des émissions nécessitera d’élaborer des stratégies de diminution de l’empreinte carbone du secteur agricole.

L’une des approches présentées comme une solution potentielle réside dans « l’agriculture carbone », qui consiste à user de mécanismes de marché incitatifs pour récompenser les agriculteurs qui stockent du carbone dans leurs sols. En adoptant des pratiques telles que la plantation de cultures de couverture végétale, les agriculteurs peuvent obtenir des certificats liés à l’amélioration du stockage de carbone. Ces certificats peuvent ensuite être vendus en tant que crédits carbone sur les marchés volontaires ou réglementés, conférant ainsi aux agriculteurs une source de revenus supplémentaire.

Ce concept gagne du terrain à la fois dans le domaine des politiques publiques et dans le secteur privé. Plusieurs sociétés d’engrais et de pesticides, telles que Yara et Bayer, ont d’ores et déjà lancé leurs propres programmes de certification, et certains grands pays producteurs agricoles, dont le Canada et l’Australie, ont intégré ces crédits dans leurs marchés. L’Union européenne élabore également un programme de certification pour l’agriculture carbone, et cette tendance sera probablement suivie par les marchés mondiaux du carbone.

Malheureusement, cette nouvelle popularité de l’agriculture carbone risque de perpétuer l’idée fausse selon laquelle la réduction des émissions et le stockage de carbone dans les sols seraient interchangeables. Même si l’on admettait cette hypothèse, l’élaboration d’un système de compensation des émissions via le stockage de carbone demeurerait extrêmement difficile. Pour qu’un tel système soit efficace, le stockage devrait reposer sur un changement dans les pratiques agricoles, être mesurable, et rester en place pendant au moins un siècle.

Or, le carbone stocké dans les sols étant intrinsèquement instable, et facilement susceptible d’être à nouveau libéré dans l’atmosphère en cas de sécheresses, d’inondations ou de changements dans les pratiques agricoles, le stockage à long terme demeure extrêmement peu fiable.

Plusieurs tentatives précédentes de résolution de ce problème d’instabilité, au sein d’autres réservoirs naturels, ont échoué. À titre d’exemple, les crédits de stockage mis en place en Californie pour compenser les libérations accidentelles de carbone issu des forêts s’épuisent plus rapidement que prévu à l’issue de violents incendies de forêt dans cet État. De même, les crédits accompagnés de dates d’expiration, imposant aux acheteurs un renouvèlement périodique, suscitent peu d’intérêt.

Bien qu’il soit possible de mesurer le carbone stocké dans les sols, c’est à la fois difficile et coûteux. L’exactitude des mesures dépend par ailleurs de multiples facteurs, tels que la profondeur du prélèvement, sa localisation, ainsi que la période. Les méthodes alternatives, basées sur des échantillonnages limités ou sur des modèles mathématiques, échouent à résoudre ces difficultés liées aux mesures.

Les prix des crédits carbone liés aux sols étant trop peu élevés pour couvrir les coûts des changements dans les pratiques agricoles, les agriculteurs sont peu enclins à les adopter. Résultat, les régulateurs européens ont choisi de faciliter l’attribution de crédits, plutôt que de revoir les incitations financières, ce qui compromet en fin de compte l’intégrité du système.

Au-delà de ces défis méthodologiques, l’agriculture carbone sert parfois d’écran de fumée au secteur de l’élevage. Plusieurs groupes industriels prétendent que le stockage de carbone dans les pâturages permet de compenser les émissions de méthane et d’oxyde nitreux. C’est très peu probable, car cela nécessiterait d’immenses quantités de prairies. Il est aujourd’hui démontré que le moyen le plus efficace de réduire les émissions issues du bétail consiste à réduire les cheptels et la consommation de viande ainsi que de produits laitiers.

L’approche du marché carbone sous-entend la nécessité de faire un choix entre préserver la santé des sols et réduire les émissions. En réalité, les deux sont nécessaires, puisque la santé des sols est essentielle à la production alimentaire. Comme l’explique le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), la séquestration du carbone dans les sols – ou ailleurs – ne saurait remplacer la réduction des émissions. Le fait d’œuvrer pour la réduction des émissions, plutôt que de recourir simplement aux crédits de stockage dans les sols, présenterait également l’avantage de limiter l’attrait pour des technologies controversées consistant à éliminer le carbone de l’atmosphère.

Autrement dit, une approche de stockage du carbone fondée sur le marché ne produira pas le changement radical dont nous avons besoin. Nous ne sortirons pas de la crise climatique par le truchement des compensations. Il nous faut davantage réorienter les fonds publics actuellement dépensés en subventions agricoles, en direction d’investissements qui améliorent la santé des sols, et qui soutiennent les agriculteurs dans leur transition vers un système alimentaire résilient face au climat.

 

Sophie Scherger est responsable des politiques relatives au climat et à l’agriculture au sein des bureaux européens de l’Institute for Agriculture and Trade Policy.

 

Project Syndicate, 2024.
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Les technologies dont ont besoin les agriculteurs africains

CAMBRIDGE — L’Éthiopie a longtemps subi des famines récurrentes à grande échelle, plus particulièrement au début des années 1980, alors qu’on recensait le décès d’au moins un million de personnes, et le déplacement de millions d’autres. Pourtant, cette année, l’Éthiopie est devenue un exportateur net de blé pour la première fois, ce qui relève de l’exploit étant donné la vulnérabilité du pays face aux changements climatiques et aux crises de sécurité alimentaire.

 

Même si de nombreux facteurs ont contribué à cette réussite, elle reflète en grande partie le rôle central que les nouvelles technologies ont joué dans la transformation du secteur agraire de l’Éthiopie. En augmentant le rendement des cultures et en renforçant la capacité d’adaptation aux événements météorologiques extrêmes, ces innovations se sont avérées particulièrement utiles dans des régions confrontées à l’intensification des sécheresses et des autres risques climatiques.

 

Le programme-cadre Technologies pour la transformation de l’agriculture en Afrique, mis sur pied par le Centre international pour le développement des engrais, a joué un rôle déterminant dans le déploiement à grande échelle de techniques agraires éprouvées et à rendement élevé, dans le but d’aider les agriculteurs à augmenter la production de millet, du maïs, du riz, du blé et d’autres denrées. En raison de ces techniques à rendements croissants, la surface affectée à des variétés de blé tolérantes à la chaleur en Éthiopie est passée de 5 000 hectares en 2018 à plus de 2,2 millions d’hectares en 2023, mettant le pays sur la voie de l’autonomie alimentaire.

 

Le monde de la « polycrise » de plus en plus volatile des chaînes logistiques a accéléré la tendance vers l’autonomie. La guerre en Ukraine a déclenché une flambée des prix des denrées en Afrique, l’indice élémentaire du blé, par exemple, atteignant un sommet de plusieurs années en mai 2022. L’Éthiopie a été particulièrement frappée, car la moitié de son blé était importé de Russie et d’Ukraine. L’interdiction des exportations que l’Inde, le plus grand exportateur de riz, a récemment imposée sur plusieurs variétés a ébranlé le continent africain.

 

Dans cet environnement difficile, la capacité remarquable de l’État éthiopien à utiliser les technologies pour stimuler la production nationale et réduire les risques liés à une dépendance sur les importations d’aliments pourrait bien représenter une percée. De tels progrès, particulièrement dans un pays où l’agriculture était jugée cause perdue durant plusieurs décennies humiliantes, offrent un espoir pour l’Afrique, qui se trouve depuis longtemps aux premières loges de la crise climatique, avec l’insécurité alimentaire attisant l’instabilité politique.

 

Prenons, par exemple, les rendements céréaliers en Afrique qui stagnent à 1 589 kg par hectare, bien en deçà de la moyenne mondiale de 4 153 kg. Cela est dû à de nombreuses raisons, mais la principale demeure le manque d’accès chronique aux technologies. Le sous-développement des secteurs agroalimentaires à haute valeur ajoutée a toujours été un autre obstacle de longue date à l’essor de la production agricole et à la croissance de la productivité sur le continent. Il a également exacerbé les pertes après récolte qu’on évalue entre 30 et 50 % de la production alimentaire totale en Afrique.

 

À ce problème s’ajoutent l’utilisation restreinte d’engrais du continent et une dépendance excessive sur l’agriculture pluviale. À environ 7,6 millions de tonnes métriques en 2021, l’utilisation d’engrais est bien inférieure à celle de l’Asie de l’Est (61,9 millions de tonnes métriques) et de l’Asie du Sud (38,7 millions de tonnes métriques), tandis que le manque de systèmes d’irrigation et d’autres moyens de conservation de l’eau est particulièrement inquiétant compte tenu du rythme accéléré du réchauffement planétaire. Ces lacunes ont précipité une hausse des épisodes aigus de famine, et un grand nombre de collectivités du continent ont vécu leur pire crise alimentaire des 40 dernières années.

 

Or, les conséquences de bouleversements géopolitiques et d’intensification des risques climatiques débordent les enjeux de sécurité alimentaire pour créer un cycle infernal de sécheresses, d’inondations, d’instabilité macroéconomique et de crises de balance des paiements dans tout le continent. Environ 85 % des aliments consommés en Afrique subsaharienne sont importés, en raison surtout d’une agriculture régionale vulnérable aux intempéries. Le continent dépense à l’heure actuelle 75 milliards de dollars par an en importations de céréales, épuisant les réserves en devise et exerçant une pression croissante sur le taux de change. (la plupart des devises des pays africains se sont fortement dépréciées en 2022, avec le birr éthiopien éprouvant des baisses particulièrement prononcées.) Cette dépendance sur les importations a des conséquences négatives sur la balance des paiements, avec des ruptures d’approvisionnement de plus en plus fréquentes exacerbant la vulnérabilité de la région.

 

La facture d’importation de nourriture de l’Afrique devrait radicalement augmenter dans les prochaines années, en partie en raison de perturbations générées par des événements géopolitiques et par un élan démographique anticipé. Sans compter le réchauffement planétaire qui ne fera qu’amplifier cette hausse. Selon l’indice de risque climatique, cinq des dix pays les plus touchés par les changements climatiques en 2019 se trouvaient en Afrique équatoriale, où un tiers des sécheresses dans le monde sévissent, mais où moins de 1 % des terres arables sont irriguées. La Banque mondiale estime que, si la température mondiale s’élève à 2 ° Celsius au-dessus des niveaux préindustriels d’ici 2050, la production agricole en Afrique équatoriale diminuera de 10 %.

 

Une prédiction si sombre pourrait bien s’avérer. Cette année, la planète est en voie d’atteindre la température record, autour de 1,4 °C au-dessus de la température moyenne préindustrielle. De plus, si les émissions de gaz à effet de serre continuent de monter au rythme actuel, les modèles climatiques prévoient un réchauffement additionnel de 4 °C au cours du siècle. La nécessité d’investir davantage dans l’atténuation des effets des changements climatiques et dans la capacité d’adaptation des populations.

 

Devant la dépendance sur les importations de nourriture et des prévisions climatiques décourageantes, l’Afrique doit s’éloigner du modèle traditionnel de production agricole dépendant de la pluviosité. Dans le sillon de l’exemple de l’Éthiopie, le continent devrait adopter des technologies qui augmentent la productivité agraire et améliorent la sécurité alimentaire. Ceci nécessitera des investissements substantiels dans les technologies d’agriculture de précision, comme l’irrigation à débit variable, qui maximise la productivité dans un environnement à ressources limitées.

 

Outre les innovations visant à réduire la consommation d’eau, les instances devraient investir dans les variétés de semences à rendement élevé qui poussent bien dans des conditions de sécheresse. Elles devraient également munir les agriculteurs de matériel agricole pour mécaniser le secteur. Il faudra aussi de meilleures infrastructures, notamment les systèmes d’irrigation et les technologies numériques alimentées par pile solaire qui permettent aux agriculteurs d’accéder à des systèmes d’alerte rapide et qui améliorent l’efficacité.

 

Le déploiement d’un vaste éventail de technologies pour la transformation de l’agriculture en Afrique réglera les enjeux de sécurité alimentaire ainsi que les problèmes sur le plan de l’environnement et de la pérennité. Une telle transition est depuis longtemps attendue : même si le continent africain compte pour plus de 60 % des terres arables non cultivées dans le monde, il n’a pas encore joui des retombées de la révolution verte qui a augmenté les rendements ailleurs. Les dures réalités des changements climatiques et les bouleversements géopolitiques peuvent finalement pousser les Africains à prendre des mesures pour réaliser le potentiel du continent et assurer une plus grande autonomie et une plus grande capacité d’adaptation de la production alimentaire.

 

Traduit de l’anglais par Pierre Castegnier

 

Hippolyte Fofack, ex-économiste en chef et directeur de la recherche à la Banque africaine d’exportation et d’importation, occupait auparavant le poste d’économiste à la Banque mondiale, un associé de recherche au centre de l’Université Harvard pour les études africaines, et un membre de l’Académie africaine des sciences.

 

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