Moussa Mara : « La Transition a échoué à unir les Maliens, elle les a divisés »

Dans cet entretien exclusif, l’ancien Premier ministre du Mali Moussa Mara revient sur sa décision de renoncer à ses avantages. Il partage son analyse sur la Transition, qui, selon lui, a échoué à unir les Maliens, et sur la nécessité de réformes profondes pour renforcer la gouvernance et assurer la stabilité du Sahel. Propos recueillis par Massiré Diop.

Vous avez renoncé à vos avantages d’ancien Premier ministre. Pourquoi cette décision maintenant ?

Moussa Mara : Face à la crise que traverse le Mali, il est important que les dirigeants donnent l’exemple. Nos dirigeants demandent aux citoyens de faire des sacrifices, donc il est naturel que nous, responsables publics, montrions la voie. L’État traverse des difficultés et la population souffre. Ce geste symbolique est destiné à redonner confiance à la population et à montrer notre solidarité.

L’État continue de vous verser des indemnités malgré votre renoncement. Comment réagissez-vous face à cette situation ?

MM : J’ai envoyé deux courriers formels au Premier ministre, mais je n’ai reçu aucune réponse. Il est incompréhensible qu’un citoyen, surtout un ancien Premier ministre, n’obtienne pas de réponse. Si l’État continue de me verser ces indemnités, je les rembourserai immédiatement. Ma décision est claire et je la respecterai pleinement.

Comment pouvez-vous vous assurer que ces fonds profitent aux plus vulnérables ?

MM : Mon action est avant tout symbolique. Je n’ai pas de contrôle direct sur l’utilisation des fonds, mais je veux inspirer une meilleure gestion des ressources publiques. Ce sont les structures de contrôle et les députés qui doivent veiller à une gestion transparente des fonds publics.

Vous avez plaidé pour un « Plan Marshall » pour le Sahel. Quels sont les domaines prioritaires ?

MM : Le Sahel fait face à des défis structurels graves. Le changement climatique est dévastateur : le Mali a perdu deux tiers de ses forêts en 30 ans et le lac Tchad a perdu 80% de ses eaux. Sans restaurer nos ressources naturelles, il sera impossible de garantir la paix. Ensuite, il faut investir dans l’éducation, la santé et l’emploi pour renforcer notre capital humain. Enfin, la gouvernance publique doit être consolidée pour faire face à ces crises.

Quel regard portez-vous sur la gestion actuelle de la Transition par les autorités en place ?

MM : La Transition a eu des aspects positifs, notamment un regain de patriotisme et l’amélioration des capacités militaires, avec l’achat de nouveaux équipements. Cependant, elle a échoué à unir les Maliens. Dès le départ, elle a choisi de travailler avec certains groupes, en marginalisant d’autres. Cela a créé des divisions profondes au sein de la population, tant au niveau politique que social. Aujourd’hui, ces divisions freinent la mise en place d’un projet commun pour le pays.

Vous avez critiqué les récentes promotions au grade de Général. Pourquoi ?

MM : L’autopromotion est problématique, car elle remet en question le mérite. Ces distinctions auraient dû être accordées par des autorités élues après la Transition. De plus, le timing est mal choisi. Nous traversons une période de crise économique et même si l’impact financier de ces promotions n’est pas énorme, cela envoie un mauvais signal à la population.

Quelles réformes proposez-vous pour améliorer la gouvernance au Mali ?

MM : Il faut rétablir un ordre constitutionnel, avec des institutions légitimes élues par la population. Je propose également des concours transparents pour nommer les fonctionnaires afin de garantir que seuls les plus qualifiés accèdent aux postes importants. Nous devons aussi renforcer les mécanismes de transparence et de reddition de comptes pour regagner la confiance des citoyens.

Le budget des élections a été inclus dans la Loi de finances 2025. Pensez-vous que cela garantit la tenue des élections l’année prochaine ?

MM : Oui, j’ai bon espoir que les élections auront lieu en 2025. Il est essentiel que la Transition et les acteurs politiques travaillent ensemble pour garantir un processus électoral inclusif et transparent. Cela marquerait la fin positive de cette transition.

Quelles réformes institutionnelles sont nécessaires pour stabiliser le pays ?

MM : Les lois organiques relatives à l’Assemblée nationale et au futur Sénat, prévues dans la Constitution de 2023, sont vitales. Ces institutions doivent être pleinement opérationnelles pour garantir la continuité démocratique. De même qu’il est urgent de les mettre en place pour renforcer la stabilité du pays.

Transition : Silencieuse, la classe politique condamnée à la pénombre

Trois mois après la levée de la mesure d’interdiction des activités des partis politiques, la classe politique malienne peine à reprendre la parole et à jouer pleinement son rôle dans l’espace public. La plupart des leaders restent dans l’ombre, absents des débats publics, et souffrent d’une perte de popularité auprès de l’opinion générale. Les partis politiques semblent avoir déserté l’animation de la vie publique, une attitude dictée par divers facteurs contextuels qui alimente le débat sur la survie des partis et l’avenir du système démocratique au Mali.

Les partis politiques, autrefois très vocaux dans leur opposition à l’interdiction de leurs activités, ont durement critiqué la décision prise par le gouvernement le 10 avril 2024. Ils réclamaient sans cesse la levée de cette mesure, qui empêchait toute forme d’activité politique, tant pour les partis que pour les associations politiques. Cependant, depuis que les autorités de la Transition ont fait marche arrière et levé cette interdiction, le 10 juillet dernier, les partis politiques, loin de se précipiter pour occuper à nouveau l’espace, semblent fonctionner au ralenti, suscitant des interrogations sur leur stratégie et leurs priorités.

Silence pesant et absence de leadership

Le manque d’activités publiques, les choix délibérés de ne pas se prononcer sur les sujets d’actualité, ainsi que l’absence de prises de position fortes de ses leaders montrent une classe politique qui affiche un profil bas. À l’exception de quelques formations, dont les responsables font de timides tentatives pour rester actifs et visibles dans la sphère publique, la majorité des partis politiques semble s’être repliées dans une posture d’attente et de silence.

Une partie de cette discrétion peut s’expliquer par la solidarité avec les 11 leaders politiques de la Coalition du 31 mars arrêtés depuis juin dernier. Les partis affiliés à cette coalition ont choisi de suspendre leur participation active à la vie politique, en signe de protestation et de solidarité, espérant obtenir la libération de leurs camarades. Cette situation crée une sorte de paralysie au sein de l’ensemble de la classe politique, freinant toute tentative d’autres acteurs de s’exprimer librement ou de s’engager dans des activités politiques visibles.

Diverses raisons à ce silence

Le silence actuel des partis politiques ne peut pas être attribué à une cause unique. Les motivations varient considérablement d’un parti à l’autre et sont influencées par des calculs politiques, des peurs ou des stratégies de positionnement. Hamidou Doumbia, Secrétaire politique du parti Yelema, l’un des rares partis encore actifs sur la scène politique, évoque des facteurs internes qui poussent à l’autocensure.

« L’autocensure est motivée par une certaine peur, mais aussi par un souci de positionnement stratégique. Certains pensent que les autorités de la Transition jouissent encore d’une certaine popularité, même si cette perception est erronée. Ils craignent qu’en prenant des positions impopulaires, ils ne risquent de perdre des soutiens électoraux », explique-t-il.

Hamidou Doumbia poursuit en détaillant d’autres attitudes observées parmi les partis : « certains adoptent une approche opportuniste, préférant attendre que le paysage politique se redessine avant de prendre des risques. Ils estiment qu’il est plus prudent de garder le silence et d’attendre le moment opportun, plutôt que de compromettre leurs chances futures. »

Rétrécissement et discrédit

Au-delà des raisons spécifiques à chaque parti, de nombreux observateurs s’accordent pour dire que l’espace politique au Mali s’est rétréci de façon significative depuis le début de la Transition. Ces restrictions limitent la capacité des partis politiques à mener des actions significatives et à s’exprimer librement. Soumaila Lah, chercheur et Coordinateur national de l’Alliance citoyenne pour la réforme du secteur de la Sécurité, souligne que « les contraintes actuelles empêchent les partis politiques d’agir comme ils le devraient, les forçant à adopter une posture d’observation ».

Ce contexte difficile est également aggravé par la perception négative que l’opinion publique a des partis politiques, souvent perçus comme responsables des échecs de la gouvernance précédente. Dr. Bréhima Mamadou Koné, politologue, rappelle que : « le discrédit jeté sur la classe politique au cours des dernières années est en partie responsable du silence des partis. On les accuse d’être les seuls responsables de l’effondrement de l’État, ce qui est une vision simpliste et réductrice de la réalité ».

Nouhoum Togo, Président du parti USR (Union pour la sauvegarde de la République), ajoute : « on assiste à une campagne de discrédit contre les hommes politiques. Pourtant, malgré leurs défauts, ce sont eux qui ont l’expérience nécessaire pour gérer le pays. »

La démocratie mise en péril

L’absence de débats publics et la réduction de l’espace de liberté d’expression, accentuée par la loi sur la cybercriminalité, ont un impact direct sur le fonctionnement de la démocratie au Mali. Dr. Koné l’explique : « aujourd’hui, beaucoup ont peur de s’exprimer, de peur d’être accusés ou persécutés s’ils critiquent les autorités de la Transition ».

Cette situation a renforcé chez certains l’idée que la gestion militaire est préférable à un retour à un régime démocratique, souvent jugé inefficace et corrompu. Cependant, tous ne partagent pas cette opinion. « Remettre en question la démocratie, c’est se tromper de cible », déclare Soumaila Lah. « Ce n’est pas le principe de la démocratie qui pose problème, mais la manière dont elle a été appliquée au Mali ».

Hibernation ou extinction ?

La situation actuelle pose la question de la survie des partis politiques. Les critiques et les menaces de réduction de leur nombre, voire leur disparition, figurent parmi les recommandations des derniers forums nationaux, tels que les Assises nationales de la Refondation et le Dialogue Inter-Maliens pour la paix et la réconciliation. La question est de savoir si les partis politiques sont simplement en hibernation, attendant des temps meilleurs, ou s’ils sont voués à une disparition orchestrée par les autorités actuelles et soutenue par l’opinion publique.

Pour Soumaila Lah, « une République sans partis politiques n’est pas envisageable. Même si les circonstances actuelles sont difficiles, les partis politiques reviendront sur le devant de la scène lorsque la tempête se sera calmée ».

Hamidou Doumbia partage cet avis : « il est probable que la scène politique se reconfigure, que certains partis perdent de leur représentativité, mais la politique continuera, que ce soit avec les acteurs actuels ou avec de nouveaux visages ».

Mohamed Kenouvi

Mahmoud Dicko : Un retour au Mali compromis

Le gouvernement de transition a annoncé le 6 mars 2024 la dissolution de la Coordination des mouvements, associations et sympathisants (CMAS) de l’Imam Mahmoud Dicko, quelques jours seulement après l’annonce de son retour imminent de l’Algérie, où il séjourne depuis plusieurs semaines. Directement dans le viseur des autorités de transition, pour lesquelles ses « activités subversives » sont susceptibles de troubler l’ordre public, l’Imam de Badalabougou pourrait être contraint de repousser son « come-back » au Mali.

S’il fallait encore un épisode pour confirmer la rupture totale entre les autorités actuelles de la Transition et l’Imam Mahmoud Dicko, il est assurément là. Après le 14 janvier 2023, quand le cortège venu l’accueillir à son retour d’Arabie Saoudite avait été pris pour cible par les forces de l’ordre, et le retrait de son passeport diplomatique le 22 juin 2023, la dissolution annoncée le 6 mars dernier en Conseil des ministres  de la Coordination, mouvements, associations et sympathisants de l’ancienne « autorité morale » du M5-FP, a définitivement sonné le glas du « poumon politique » de l’Imam.

Créée en 2019 pour, entre autres, promouvoir le renforcement de la démocratie, la promotion de la bonne gouvernance, de la paix et de la cohésion sociale et la consolidation de la paix, la CMAS était devenue en effet au fil des années un regroupement de poids, qui conférait à Mahmoud Dicko une grande légitimité dans l’arène politico-sociale. Pour justifier sa décision de dissolution, le gouvernement de transition a non seulement mis en avant certains manquements de l’association mais aussi incriminé son parrain, Mahmoud Dicko.

« La CMAS, créée en vue d’œuvrer pour la stabilité et la paix sociales, s’est transformée en un véritable organe politique de déstabilisation et de menace pour la sécurité publique, comme en témoignent la sortie médiatique de son Coordinateur général le 7 octobre 2023, suite à l’annonce du léger report de l’élection présidentielle, et la tenue de propos de dénigrement des autorités de la transition sur une chaîne de télévision privée », a indiqué le communiqué du Conseil des ministres.

« En outre, le parrain de la CMAS s’adonne clairement à des activités subversives susceptibles de troubler l’ordre public, notamment à travers ses récentes visites à l’extérieur et ses rencontres officielles avec des personnalités de puissances étrangères sur des questions d’intérêt national sans l’autorisation des autorités du Mali », poursuivait le communiqué.

La CMAS, de son côté, a indiqué le 11 mars 2024 surseoir à toutes activités politiques, sociales et humanitaires jusqu’à nouvel ordre à compter du 12 mars 2024 et se réserver « le droit d’user de tous les moyens juridiques et légaux pour l’annulation de sa dissolution, qui s’inscrit dans une violation flagrante de la loi N°04-038 du 5 août 2004 relative aux associations ».

Avertissement ?

Déjà taxé « d’hostile » à la Transition et accusé de « trahison » par les autorités de Bamako après sa rencontre le 19 décembre 2023 avec le Président algérien Abdelmadjid Tebboune, l’Imam Dicko serait-il menacé d’éventuelles prochaines poursuites judiciaires à son retour au Mali ?  La dissolution de la CMAS est-elle un avertissement dans ce sens pour le parrain de l’association ?

« Je ne pense pas en tant que tel. La dissolution, c’est juste pour mettre un frein à l’activité de la  CMAS », répond Boubacar Bocoum, analyste politique. « Je pense que cette dissolution n’est pas totalement liée à la posture de Dicko et n’est pas forcément un avertissement à son égard. Si les autorités ont pris une telle décision, c’est qu’elles ont suffisamment d’informations, en dehors de l’aspect visible, notamment via les services de renseignement à leur niveau », soutient-il.

Le politologue Bréhima Mamadou Koné partage le même avis. Pour lui, on ne peut pas établir de lien direct entre cette dissolution de la CMAS et les  rencontres de l’Imam Dicko en Algérie, non appréciées pas les autorités de transition. « Mais ce qui est évident, c’est que beaucoup d’observateurs, aussi bien que les autorités de la Transition, se sont  interrogés sur les réelles motivations qui ont fait que l’Imam, qui  n’est ni une autorité politique, ni administrative du Mali, ait été reçu par les autorités algérienne pour parler du Mali », glisse-t-il.

Dans une vidéo enregistrée le 25 décembre 2023, Mahmoud Dicko avait démenti toutes les accusations portées sur lui dans le cadre de son déplacement en Algérie, expliquant que les groupes armés rebelles ainsi que les autorités de transition avaient été tous conviés en même temps que lui par le Président algérien.

« J’ai compris à mon arrivée en Algérie que les représentants de Bamako devaient aussi venir. Mais ayant appris que j’étais invité et que je venais aussi, ils ont donc annulé leur déplacement pour ensuite me tendre un piège. À mon arrivée, ils ont annoncé qu’un imam du pays était actuellement en Algérie, qu’il s’entretenait avec les groupes armés rebelles et leur distribuait de l’argent », avait révélé l’Imam Dicko.

« Moi, je ne peux pas être de ceux qui trahissent notre pays. Pour quel intérêt trahirais-je le Mali ? (…) Dieu sait que je ne trahirai jamais mon pays, car je lui dois tout ce que je possède », avait-il ajouté.

Retour « avorté » ?

Même si dans sa vidéo du 25 février 2024, où il annonçait son retour imminent au Mali, l’Imam Mahmoud Dicko n’avait pas précisé de date, le fait qu’il soit directement  incriminé dans la dissolution récente de la CMAS pourrait l’amener à revoir ses plans de retour au pays, au risque, selon certains analystes, de se « jeter dans la gueule du loup ».

« Il me semble clair que par prudence l’Imam ne reviendra pas dans ce contexte aujourd’hui, quand on sait que les militaires peuvent l’interpeller à tout moment. À mon avis, il risque de prolonger encore son séjour algérien un certain temps », confie un analyste qui a requis l’anonymat.

Mais pour Bréhima Mamadou Koné, le retour annoncé au Mali de l’Imam Dicko n’est pas pour autant compromis, parce que « malgré tout ce qui peut être dit, aujourd’hui aucun mandat d’arrêt international n’a été émis contre lui et les autorités n’ont jamais signifié dans leur communication qu’il serait poursuivi par la justice dès son retour au Mali ».

Toutefois, nuance le politologue, l’Imam Dicko  pourrait être entendu par la justice sur  les contours de son séjour en Algérie, où il a été reçu par les autorités algériennes pour parler de l’Accord pour la paix « alors qu’il n’est pas une autorité officielle pour aller porter la voix du Mali ». « Cela peut constituer une charge contre lui, mais pour le moment le gouvernement ne s’est pas prononcé sur la question ».

Timing interrogateur

La décision de dissolution de la CMAS est intervenue 10 jours après l’annonce du retour de l’Imam Mahmoud Dicko au pays, alors que cette association, qui est entre-temps devenue d’ailleurs le fer de lance de la « Synergie d’action pour le Mali », qui s’oppose clairement à la transition, s’apprêtait à lui réserver un accueil en grande pompe.

Les autorités de transition ont-elles voulu couper l’herbe sous les pieds de toute contestation populaire naissant avec la « bénédiction » de l’Imam Dicko, principale figure de proue de la chute du précédent régime ? Pour notre interlocuteur, la réponse est positive. « La Synergie d’action pour le Mali projetait d’organiser des manifestations pour demander une transition civile. Si l’Imam revenait et se mêlait à la danse en appelant à la mobilisation aujourd’hui, dans un contexte où de plus en plus de Maliens semblent à bout par rapport à la crise énergétique que les autorités de transition n’arrivent pas à résoudre, cela risquerait de troubler le sommeil des autorités actuelles. Je pense que tout cela a plus ou moins pesé dans le timing de l’annonce de la dissolution de la CMAS », avance-t-il.