Le paradoxe des données de la démocratie

Cette année électorale historique, au cours de laquelle le vote aura eu lieu dans des pays qui représentent la moitié de la population mondiale, a mis en évidence une sombre réalité : la vérité est attaquée. Qu’il s’agisse de l’ancien président américain Donald Trump, qui répand des mensonges sur la réponse fédérale à l’ouragan Helene, des politiciens d’extrême droite en Hongrie qui prétendent que leurs adversaires ont l’intention de déclencher la Troisième Guerre mondiale ou de la prolifération des « deepfakes » générés par l’intelligence artificielle, ce torrent de désinformation fait qu’il est difficile pour les électeurs de distinguer les faits de la fiction. Cela érode le fondement même de la gouvernance démocratique.

Au cœur de cette crise se trouve un paradoxe : les données, qui sont l’élément vital des démocraties modernes, peuvent devenir leur perte lorsqu’elles sont exploitées par de mauvais acteurs pour diffuser de la désinformation et saper les institutions démocratiques. Bien que cette menace soit particulièrement aiguë à l’approche d’élections majeures, il faut, pour y faire face, s’engager résolument en faveur de la vérité au-delà des campagnes électorales.

Les données jouent un rôle crucial dans le renforcement de la confiance du public dans les institutions politiques. Au fond, le contrat social entre les gouvernements démocratiques et leurs citoyens repose sur une compréhension commune de l’identité de ces citoyens. Les outils tels que les recensements et les cartes sont essentiels à ce processus, car ils reflètent la mesure dans laquelle les gouvernements reconnaissent les personnes qu’ils sont censés servir.

La transition de l’Afrique du Sud de l’apartheid à la démocratie en est un excellent exemple. Après des décennies d’exclusion et d’oppression systémiques, la construction d’une société démocratique nécessitait des informations fiables. À cet égard, le recensement de 1996 – le premier réalisé sous un gouvernement démocratique – a marqué un tournant décisif : un véritable effort a été fait pour dénombrer l’ensemble de la population. Les recensements précédents, conçus par le régime de l’apartheid, s’étaient concentrés sur les citoyens blancs tout en sous-estimant considérablement la majorité noire et d’autres groupes raciaux.

Comme l’immigration est au cœur des préoccupations des électeurs, la question de savoir qui peut être considéré comme un citoyen et comment traiter les non-citoyens se pose avec acuité. Des études montrent notamment que les électeurs européens surestiment systématiquement la taille des populations immigrées et que cette perception erronée alimente la demande pour des politiques qui sèment la discorde. Bien que l’immigration soit souvent une question controversée, ces débats pourraient être moins déstabilisants si les électeurs avaient une compréhension plus claire, basée sur des données, de la démographie de leur pays.

Pour que la démocratie s’épanouisse, les gouvernements doivent également rendre des comptes à leurs citoyens. Là encore, les données jouent un rôle essentiel. Des informations fiables permettent aux responsables politiques de prendre des décisions judicieuses et aux électeurs de demander des comptes aux dirigeants politiques.

Fournir ces informations est la tâche vitale – mais ingrate – des agences nationales de statistiques. Malgré un rendement remarquable de 32 dollars pour chaque dollar investi dans les données du secteur public, les gouvernements prvilégient les initiatives avec un attrait populaire plus immédiat, plutôt qu’investir dans l’infrastructure des données.

Mais il s’agit là d’un faux choix. Lorsqu’elles sont utilisées efficacement, les données peuvent augmenter les recettes fiscales et stimuler l’investissement privé, ce qui accroît les budgets publics et permet aux responsables politiques d’améliorer les services publics. Au Nicaragua, par exemple, une étude financée par la Banque mondiale a révélé que les projets d’égouts à grande échelle profitaient de manière disproportionnée aux ménages les plus riches. Les priorités en matière de dépenses ont donc été réorientées vers les latrines et les programmes d’éducation, qui ont profité aux communautés les plus pauvres à un coût moindre.

La responsabilité dépend également d’un échange continu d’informations entre les gouvernements et les citoyens. Pour que les démocraties fonctionnent, les gouvernements doivent investir dans la transparence, à la fois pour comprendre les attentes des électeurs et pour tenir le public informé de leurs propres actions. Comme l’a dit le vice-président ghanéen Mahamudu Bawumia, « les statistiques apportent à la fois de bonnes et de mauvaises nouvelles, mais les gouvernements efficaces ont besoin d’entendre les deux ».

Comme le montre bien l’année en train de s’écouler, il n’est pas facile d’empêcher les politiciens et les mauvais acteurs de répandre des mensonges pendant les campagnes électorales. Mais il est possible d’atténuer l’impact de ces mensonges. Alors que les organismes nationaux et internationaux se concentrent à juste titre sur la tâche urgente de réduire la désinformation sur les médias sociaux, les gouvernements peuvent aider les citoyens à naviguer dans l’écosystème de l’information d’aujourd’hui. En renforçant leur infrastructure de données, ils contribueraient à développer un système d’information public aussi résistant et efficace que les forces qui cherchent à l’affaiblir. Les gouvernements peuvent également promouvoir l’éducation aux médias, en dotant les citoyens des outils nécessaires pour identifier et rejeter la désinformation. L’intégration de ces compétences dans les programmes scolaires pourrait préparer les futurs électeurs à résister à la manipulation.

Des données crédibles et accessibles sont aussi essentielles à la gouvernance démocratique que les élections et les assemblées législatives. À l’heure où la démocratie elle-même est remise en question dans de nombreux pays, des données fiables sont essentielles pour préserver l’intégrité de nos écosystèmes d’information, permettre aux gouvernements de relever les défis les plus urgents et garantir que les institutions démocratiques puissent résister aux nouvelles menaces autoritaires.

 

Claire Melamed est directrice générale du Partenariat mondial pour les données du développement durable.

 

Project Syndicate, 2024.
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