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Gilles Yabi : « le retrait simultané de ces pays est un coup dur porté à l’organisation, et surtout à l’intégration régionale »

Gilles Yabi, chercheur et fondateur du think tank WATHI, analyse les défis actuels en Afrique de l’Ouest. Dans cet entretien…

Gilles Yabi, chercheur et fondateur du think tank WATHI, analyse les défis actuels en Afrique de l’Ouest. Dans cet entretien exclusif, il évoque l’avenir de la CEDEAO après le départ du Mali, du Burkina Faso et du Niger, la lutte contre le terrorisme sans les forces occidentales, l’impact des régimes militaires sur la sécurité, la crise sahélienne et l’immigration clandestine, ainsi que l’influence grandissante de nouveaux partenaires comme la Russie, la Chine et la Turquie.

Quel avenir pour la CEDEAO après le retrait du Mali, du Burkina Faso et du Niger ?
La CEDEAO, après le départ de ces trois pays, reste une organisation qui regroupe 12 États membres en Afrique de l’Ouest. Parmi eux, le Nigeria représente plus de 60% du PIB régional, suivi du Ghana et de la Côte d’Ivoire, deux pays clés en termes économiques et démographiques.
On ne peut donc pas comparer le bloc de la CEDEAO, même à 12, avec celui des trois États du Sahel, car la CEDEAO demeure le bloc le plus important de la région. Cependant, le retrait simultané de ces pays est un coup dur porté à l’organisation, et surtout à l’intégration régionale.
Ces trois pays du Sahel représentent environ 20% de la population de la région et plus de la moitié de sa superficie. Leur départ fragilise la continuité géographique de l’espace ouest-africain et pourrait raviver des tensions entre États, ce que la CEDEAO vise justement à prévenir.
Aujourd’hui, les tensions sont fortes, et même si aucun affrontement direct n’a lieu, l’absence de coopération pourrait réactiver des risques de confrontation, y compris militaire.
La CEDEAO ne doit pas être perçue uniquement comme un cadre économique. Son rôle est aussi politique et sécuritaire. Elle permet d’éviter les conflits entre États et de construire des liens solides entre les populations.
Je pense qu’à nouveau, l’organisation a été affaiblie, mais c’est aussi, d’une certaine manière, une opportunité pour qu’elle fasse vraiment le bilan de son action, de son évolution, et pour qu’elle puisse se projeter dans les prochaines décennies avec tout de suite un agenda de réformes qui doit être mis en œuvre assez rapidement.
Les crises politiques des dernières années ont révélé des défaillances au sein de la CEDEAO, mais les États membres en portent la plus grande responsabilité. Les décisions sont prises par les chefs d’État, issus de leurs processus politiques internes, démocratiques ou non.
La remise en cause de l’organisation à cause des mauvaises décisions prises par certains dirigeants serait une erreur. L’intégration régionale est un projet à long terme, qui dépasse les choix de leaders momentanés.
Enfin, il faut penser à l’avenir des populations ouest-africaines. La CEDEAO doit permettre des politiques communes dans des secteurs clés comme l’agriculture, la santé, la recherche et l’éducation. Malgré un bilan imparfait, des agences spécialisées existent déjà, et elles devraient être renforcées pour répondre aux besoins réels des citoyens.
Comment les États sahéliens peuvent-ils faire face à la menace terroriste sans les forces occidentales ?
Les changements de régime ont causé une instabilité politique, ce qui nuit à la continuité des stratégies de défense. En principe, un coup d’État pourrait amener un gouvernement plus efficace, mais le manque de coordination avec des experts civils limite souvent l’impact des militaires au pouvoir.
Les armées restent au cœur des stratégies sécuritaires, même sous des régimes civils. Il n’est donc pas nécessaire d’avoir un militaire à la tête de l’État pour qu’une réponse militaire soit efficace.
Le vrai problème avec ces régimes, c’est l’absence de concertation avec d’autres expertises. Une réponse sécuritaire efficace exige une réflexion large, prenant en compte les impacts politiques, sociaux et communautaires des actions militaires.
Quels sont les effets de la crise sahélienne sur l’immigration clandestine vers l’Europe ?
Lier directement la crise sécuritaire sahélienne à l’immigration vers l’Europe serait une erreur d’analyse.
Certes, l’insécurité pousse des populations à fuir, mais elles se déplacent majoritairement à l’intérieur de leur pays ou vers des États voisins.
L’immigration vers l’Europe est davantage motivée par des raisons économiques et l’existence de réseaux migratoires. Le Sénégal et la Gambie, qui ne sont pas touchés par le terrorisme, connaissent pourtant une forte migration clandestine.
Lutter contre l’immigration irrégulière nécessite une approche plus large, qui inclut le développement économique et social.
Comment la montée en puissance de nouveaux partenaires redéfinit-elle l’équilibre géopolitique au Sahel ?
Il faut relativiser le terme « nouveaux partenaires ». La Russie et la Chine ne sont pas nouveaux dans la région.
L’Union soviétique avait des rapports très importants avec le Mali, y compris une importante coopération militaire.
La Chine est aussi présente depuis longtemps, notamment à travers ses investissements économiques et diplomatiques.
La Turquie est sans doute le partenaire qui a le plus progressé récemment. Son influence s’est renforcée en 10-15 ans, grâce à des investissements, des ouvertures d’ambassades et une industrie militaire compétitive.
Sur le plan global, le monde est devenu multipolaire. L’Afrique bénéficie de plus d’options de partenariat, mais cela ne signifie pas nécessairement une meilleure souveraineté.
Ce n’est pas parce que vous avez plus d’opportunités que vous faites nécessairement les bons choix.
Enfin, la diversification des alliances ne garantit ni la stabilité ni le développement. Sans une vision claire et une politique stratégique, ces nouvelles influences risquent d’augmenter les rivalités géopolitiques plutôt que d’apporter des solutions durables.